Après avoir parlé de la figure d’Alfred Cortot, nous nous concentrons cette fois sur un autre personnage incontournable de la tradition française : Nadia Boulanger (1887-1979). Elève à son fois de Cortot, pianiste et pédagogue, Nadia Boulanger a été maître de plusieurs musiciens (des milliers !) qui la rappellent comme une femme très rigide et au même temps comme incroyablement libérale et ouverte.
Nadia Boulanger, enfant de la balle – le père, Ernest Boulanger, est compositeur lui-même – est initialement aussi intéressée à la composition, mais elle l’abandonne après la mort prémature de sa sœur Lili, en 1918. Elle est l’élève directe de Gabriel Fauré, auteur qu’elle aimera toute sa vie et dont elle partage également la réserve et la grâce. C’est à partir du 1921 jusqu’à sa mort qu’elle enseignera au Conservatoire Américain de Fontainebleau. Elle deviendra la première femme à diriger le Boston Symphony Society Orchestra (1937) et la New York Philharmonic Orchestra (1939).
Non seulement elle a été fondamentale pour le panorama de la culture française et européenne, mais aussi pour celle d’outre-mer : il est suffisant de penser à Aaron Copland ou Elliott Carter, que Boulanger a poussé à investiguer les formes traditionnelles de la musique américaine comme le gospel ou le jazz. Ou encore, rappelons sa grande amitié avec Stravinsky, qui elle a défendu et soutenu maintes fois dans les longues controverses qui ont accompagné la représentation de la Sacre du Printemps et, en général, sur sa position dans la culture musicale européenne.
Afin de comprendre mieux la personnalité de cette femme il est utile et agréable à voir le très beau film que le réalisateur Bruno Monsaingeon a dédié à Nadia Boulanger. La sortie du film s’est ensuite accompagnée d’un texte qui présente très bien les sentiments que les élèves ont dû ressentir lorsqu’ils entraient en contact avec elle. Lisons-en quelque extraits : « On imagine mal aujourd’hui quel fut le prestige de Nadia Boulanger, la Grande Prêtresse de Fontainebleau, comme on la nommait parfois. Car Nadia Boulanger était et est demeurée une légende. Dans le sillage d’Aaron Copland au début des années vingt, il semblerait que toute l’Amérique musicale ait débarqué à Paris pour bénéficier des conseils de « Mademoiselle », au point qu’il ne doit guère exister de villes, sinon de bourgades, du continent nord-américain qui n’aient abrité au moins un des élèves, fameux ou obscur, de Nadia Boulanger – le mentor et la conscience morale d’un monde (provisoirement ?) disparu. »
Ses cours consistaient essentiellement dans l’harmonie au clavier, en traitant tous les grands compositeurs afin d’en découvrir les secrets et en révéler la démarche créative. La puissance de l’activité pédagogique de Boulanger était centrée sur le travail d’analyse proprement dit. Elle disait que « le déchiffrage est comme la vie. L’intention première est de partir du début et de se rendre à la fin. Ne jamais arrêter. Ne jamais arrêter la vie. Elle doit continuer, même avec une erreur, même si nous croyons nous répéter. »
Selon ce que ses élèves nous reportent, sa méthode était différente pour chaque élève – car elle pensait que tout élève dispose d’une singularité créative qu’il est nécessaire de soutenir – mais, en général, elle privilégiait une approche sévère et exigeante. Il suffit de repenser à ce que nous raconte Daniel Barenboim : à l’occasion de son premier cours à 12 ans, elle lui demande soudainement de transposer un prélude de Bach dans une autre tonalité. Sa philosophie de l’enseignement est complètement asservie à la musique, au point de considérer la recherche et les études comme une possibilité de sortir de soi-même, de nos habitudes et limites quotidiens.
Comme écrit Georges Steiner, « L’engagement de Boulanger dans l’acte d’enseigner était absolu, « totalitaire » au sens le plus rare. Sa perspicacité axiomatique sur le fait que le talent, la créativité ne sont pas soumis à la justice sociale a garanti non seulement son propre élitisme, mais celui de ses élèves. Elle leur a donné la confiance pour devenir ce qu’ils étaient. C’est le don suprême d’un Maître. »
Il ne faut pas oublier que quand on parle de Nadia Boulanger et de son époque, la figure à la fois d’une femme célibataire et entièrement consacrée à l’étude de la musique était certainement révolutionnaire. Malgré une vie essentiellement sédentaire, totalement vouée à l’enseignement, Boulanger a pu « voyager » de chez lui. En fait, le répertoire de ses lettres archivées à la Bibliothèque nationale de France est illimité. Cette correspondance est très intéressante compte tenu du fait que Boulanger était une personne qui n’aimait pas particulièrement parler de ses sentiments ni les ragots. Ce n’est pas un hasard si Boulanger elle-même s’est assurée que cette correspondance ne soit inventoriée que 30 ans après sa mort. Parmi ces lettres, on peut voir comment elle aussi a été prise sentimentalement, malgré l’apparente rigidité.
Il est légitime de se demander aujourd’hui ce qui survit de son enseignement et de sa méthode. Tout d’abord, ses nombreux étudiants, qui ont tous emprunté des chemins différents – pensez au compositeur Michel Legrand ou au producteur Quincy Jones, par exemple – ne font que perpétuer sa mémoire en racontant les anecdotes qui entourent cet immortel musicien. De plus, sa discipline et sa disponibilité sont encore un modèle pour de nombreux pédagogues qui étudient ses enseignements pour en bénéficier, dans le monde d’aujourd’hui où le virtuel a complètement bouleversé les concepts d’enseignement traditionnels. Car, comme elle écrivait en 1945, « L’enseignant n’est que l’humus du sol. Plus vous enseignez, plus vous restez en contact avec la vie et ses résultats positifs. Tout bien considéré, je me demande parfois si le l’enseignant n’est pas le véritable élève et le bénéficiaire. »